À propos d’une carte sur la population italienne en Suisse : 1ère partie

Le présent article a pour principal objectif de mener une réflexion sur la représentation cartographique des nationalités en Suisse. La réflexion part d’une carte et d’une critique qui a été faite suite à sa publication sur les réseaux sociaux. La carte en question est la suivante : 

Et la critique est la suivante : « Une grande partie y est depuis si longtemps qu’il est indécent de les considérer comme italien-e-s. ». La critique me paraissant intéressante, cela m’a amené à réfléchir un peu plus intensément sur les enjeux liés à la représentation cartographique des nationalités, particulièrement pour la Suisse. Je vous livre donc quelques réflexions critiques sur cette carte et cette thématique, agrémentées de quelques autres représentations cartographiques sur la thématique des nationalités en Suisse. 

Les cartes imposent des savoirs et des représentations du monde. Elles ne contiennent pas leurs propres définitions ni, le plus souvent, un appareil critique permettant de contextualiser, critiquer, mettre en perspective. Ce sont des outils de visualisation, et comme pour les statistiques et leur présentation, le commentaire est tout aussi important que l’outil en lui-même. Ou si elles contiennent un appareil critique, il est a minima. Ici par exemple, la source des données est bien mentionnée : « Population résidante permanente et non permanente selon les niveaux géographiques institutionnels, le lieu de naissance et la nationalité (2020) » (Office fédérale de la statistique, OFS). 

Néanmoins, le titre de la carte annonce : « Les Italien.ne.s en Suisse – 2020 ». Or, la critique formulée est pertinente et il convient de reconnaitre qu’il eût fallu être plus précis, car enfin, qu’est-ce qu’un.e Italien.ne selon l’OFS ? Qui sont les « étranger.ères » qui sont compté.e.s comme tel.le.s dans les statistiques de l’OFS ? La définition statistique d’un.e étranger.ère est fort intéressante :

« Toute personne qui réside en Suisse à un moment donné, mais qui ne possède pas la nationalité suisse, est définie comme de nationalité étrangère. La population résidante permanente étrangère est la population de référence dans la statistique de population. Elle comprend toutes les personnes de nationalité étrangère titulaires d’une autorisation de résidence d’une durée minimale de 12 mois ou totalisant 12 mois de résidence en Suisse (livrets B/C/L/F ou N ou livret du DFAE, à savoir les fonctionnaires internationaux, les diplomates ainsi que les membres de leur famille).

Dès lors plusieurs remarques s’imposent.

Premièrement, la carte représente une catégorie juridique objective : les personnes de nationalité italienne ET qui ne possède pas la nationalité suisse. De fait, les personnes ayant une double nationalité, suisse et italienne, sont exclues. Il serait ma foi fort intéressant, si tant est que l’objectif annoncé par la carte est de représenter les « Italien.ne.s en Suisse », d’avoir également cette donnée en main. Il semble que la question est loin d’être anodine, particulièrement pour les Italien.ne.s qui sont la catégorie de double-nationaux la plus importante en Suisse. En Suisse, en 2019, 998 794 personnes de plus de 15 ans possédaient la double nationalité. Les Italien.ne.s constituaient le groupe le plus important avec 238 230 personnes, soit 24 % du total, loin devant les Français.e.s (111 000) et les Allemand.e.s (90 000). Cela sans compter, donc, les personnes de moins de 15 ans. Dès lors, une représentation des « Italien.ne.s en Suisse », si on s’en tient à une définition juridique impliquant le fait d’avoir la nationalité italienne, pourrait également inclure ces 238 230 personnes, au minimum. Les données ne sont par contre pas disponibles pour les personnes de moins de 15 ans. De fait, ce ne sont pas 324 381 Italien.ne.s qui aurait été représenté.e.s sur la carte, mais près de 575 000. Et plus de 600 000 en comptant les personnes de moins de 15 ans. 

Deuxième remarque, la nature des données ne permet pas de faire la distinction entre les différents statuts de séjours. Car enfin, le fait de savoir si les personnes représentées ont un permis C, B, d’étudiant.e.s ou de diplomat.e.s est loin d’être anodine. La question de la représentation des permis C pourrait notamment permettre de savoir si les « Italien.ne.s » en Suisse sont établis de longue date ou non, et dans quelles proportions. Par contre il est possible de connaitre le nombre de personnes de nationalité italienne qui sont nées en Suisse : sur les 324 381 Italien.ne.s recensé.e.s comme étranger.ère.s, 97 016 sont né.e.s en Suisse, et y ont donc toujours vécu (ce qui répond à une partie de la remarque initiale…), soit près de 30% du total. Si la Suisse adoptait une législation basée sur une application stricte du droit du sol, plutôt que sur le droit du sang, le nombre de personnes considérées comme « italiennes » dans les statistiques baisserait de… 30%! Ce qui nous renvoie à une question de fond qui est susceptible de faire varier grandement le taux d’étranger.ère.s d’un pays à l’autre, c’est-à-dire la question des conditions d’octroi de la nationalité par naturalisation. Comme on vient de le voir, concernant les Italien.ne.s, un droit du sol strict ferait instantanément baisser le taux de 30 %. Mais il faut ici encore ajouter que la Suisse a l’un des droits à la naturalisation les plus durs d’Europe, ce qui se traduit par des conditions d’accès à la nationalité suisse beaucoup plus complexes en termes de durée d’établissement, de critères d’admission, de formalités administratives ou de coût financier (ici la figure date e 2016 et ne prend pas en compte les évolutions récentes, notamment concernant la naturalisation facilitée pour les jeunes) : 

Cette réflexion est d’une importance capitale lorsqu’on réfléchit au taux d’étrangers en Suisse et en comparaison internationale : cela signifie que, la Suisse ayant des critères de naturalisations parmi les plus sévères, notre fameux taux d’étrangers de près de 25 % est « artificiellement » gonflé par rapport à d’autres pays. Devions-nous adopter les mêmes critères que la France ou la Belgique que nous diviserions, probablement, le taux d’étrangers par un facteur 2. Ce taux ne mesure donc pas seulement une question « migratoire », mais renvoie également aux critères particulièrement durs d’accès à la naturalisation. Concernant notre carte, cela signifie qu’avec les mêmes critères d’accès à la naturalisation qu’en France ou au Portugal, nous aurions probablement deux fois moins d' »Italienn.e.s », au sens juridique du terme, à cartographier ! Ce qui n’enlèverait rien aux considérations sur l’apport migratoire des personnes originaires d’Italie, qui n’ont pas peu contribué à la démographie helvétique actuelle ! Il s’agit ici de faire la distinction entre les catégories juridiques et les catégories démographiques. 

Si on sait maintenant que près de 30 % des Italien.ne.s au sens juridique et statistique ont toujours vécu en Suisse, la question de savoir depuis quand ceux et celles-ci résident en Suisse reste ouverte… Une manière d’envisager la question est de rechercher le nombre d’Italien.ne.s venu.e.s s’établir en Suisse les années précédentes. Le tableau « Migrations internationales de la population résidante permanente selon la nationalité, le sexe et l’âge, de 1991 à 2020 » peut nous renseigner. On y apprend ainsi qu’en 2020, ce sont 16 799 Italien.ne.s qui sont venu s’établis en Suisse… Soit environ 5 % des Italien.ne.s résident en Suisse. Une autre manière de présenter les choses serait de dire que 95% des Italienn.e.s sontprésent.e.s depuis plus d’une année en Suisse. Si on élargit à 5 ans, l’immigration italienne représente 85 510 personnes, ce qui représenterait environ 25 % des Italien.ne.s résidant en Suisse. Dit autrement, 75 % des Italien.ne.s seraient présent.e.s en Suisse depuis plus de 5 ans. Mais le conditionnel est employé, parce que ces données ne prennent pas en compte le fait que les Italien.ne.s arrivés entre 2016 et 2020 sont, pour un certain nombre d’entre elles et eux, repartis en Italie ou ailleurs… Ce qui nous amène au solde migratoire, soit la différence entre les immigrant.e.s et les émigrant.e.s de nationalité italienne, ce qui permet de quantifier en quelque sorte l’augmentation ou la diminution de la population de nationalité italienne chaque année. Il ne fait cependant aucun doute qu’une part très majoritaire des personnes de nationalité italienne sont présent.e.s en Suisse depuis de nombreuses années, sans que cela soit quantifiable avec précision (à moins que des données aient échappé à l’auteur de ces lignes…). La question du solde migratoire est par ailleurs souvent occultée lorsqu’on parle de la Suisse, le curseur étant la plupart du temps mis sur l’immigration (ce si « grand » « problème »…), sans tenir compte de l’émigration :

Troisième réflexion : cette carte s’axe sur une définition juridique et objective renvoyant à un statut légal, et nullement sur le vécu subjectif des personnes en termes de représentation et de perception de leurs propres identités. En d’autres termes, ici, il n’y a aucune subtilité ni ouverture sur une question autrement plus compliquée : qui se considère comme « italien.ne.s en Suisse » ? Une personne âgée de 40 ans, née en Suisse, parlant avec un accent genevois ou vaudois, et étant au bénéfice d’un permis C et de la nationalité italienne se considère-t-elle comme « italienne », « suisse », « suisse et italienne », et se pose-t-elle seulement la question ? Plus subtil encore, se considère-t-elle comme « italienne » ou « sicilienne » ou « piémontaise » avant tout ? Le fait de classer des personnes étant né.e.s en Suisse et y résidant depuis des dizaines d’années comme « italien.e.s » soulève de ce point de vue des questions intéressantes. 

Enfin, et c’est une remarque de fond, la catégorie « Italien.ne.s en Suisse » réifie une catégorie et crée une unité de fait qu’il convient de questionner. Qui sont ces « Italien.ne.s »? Des bourgeois aux revenus et à la fortune confortable ? Des travailleureuses ? Des enfants, des jeunes, des personnes âgées ? Des personnes d’origines rurales ou citadines ? Se sentent-ils tous appartenir à une communauté ? Un prolétaire italien se sent-il plus appartenir à une classe sociale, ou la nationalité commune avec un grand bourgeois transcende-t-elle l’appartenance de classe ?

À ce stade, il convient donc de modifier la carte initiale afin prendre autant que faire se peut ces réflexions en question. Ce qui pourrait nous donner ceci : 

Une fois les données de base explicitées, il s’agira dans une deuxième partie de réfléchir à ce que cette carte peut nous amener en termes de connaissances et de réflexions sur la spatialisation des « Italien.ne.s en Suisse en 2020 ». Pour ce faire il s’agira notamment de comparer les données avec la population en général, la population exclusivement suisse et d’autres nationalités pour pouvoir commencer à réfléchir… En guise d’amuse-bouche, voici une comparaison de la localisation des populations de nationalités allemandes et italiennes :